Il y a 73 ans, le sultan Mohammed V a cédé une terre qui s’étend de la ville de Rabat jusqu’à Témara à des tribus guerrières qui ont combattu pour la préservation de son règne. La même année, Bouazza est né.
Ces guerriers s’appellent guich Oudaya, et Bouazza est l’un de leurs descendants.
Les terres guich Oudaya ont été titrées et enregistrées au nom de la collectivité de guich Oudaya, ce qui leur confère un statut définitif et inattaquable. Pourtant, au mépris de toutes les lois et décrets applicables en la matière, ces terres font l’objet, depuis plusieurs décennies, d’une prédation dans laquelle l’administratif, l’économique et le politique s’entremêlent incestueusement, faisant de Bouazza et de milliers d’autres descendants des guich, des orphelins de leur terre.
Guich sans terres
3 décembre 2019. Des averses tombent sur la route côtière reliant Rabat à Harhoura. Une pancarte perturbe soudain Bouazza, assis sur le siège côté passager de la voiture. Il se retourne brusquement en nous demandant de rebrousser chemin au prochain carrefour. Nous venons de traverser une parcelle de terrain qui appartient à sa collectivité et qu’il souhaitait nous montrer, sans être sûr que nous serions autorisés à y accéder.
Sur les plaques métalliques couvrant le chantier, nous pouvions lire l’inscription “IMKAN”, une société de promotion immobilière filiale du groupe Abu Dhabi Capital Group, appartenant à une famille émiratie influente. Le promoteur immobilier a promis de monter, sur ce même site, son plus gros projet en Afrique, accueillant un grand centre commercial d’une superficie de 30 000 m2, un hôtel 5 étoiles, des résidences de luxe et des bureaux… tous construits sur une terre injustement confisquée.
Pourtant, le tribunal civil de Rabat avait émis un jugement définitif en 2009 ordonnant à une société immobilière émiratie du nom d’Emaar Safir de suspendre ses travaux et de quitter les lieux. En effet, selon les attendus de la décision, le plan de construction du projet immobilier intégrait une parcelle de terrain de 5 800 m2 appartenant au titre foncier 22747/R, propriété de guich Oudaya. Cette décision a été rendue en première instance (ATG001) et confirmée en appel (ATG002).
Même endroit, dix ans plus tard : des clôtures métalliques entourent le lieu en annonçant le début des travaux du nouveau promoteur émirati.
À plusieurs kilomètres de là, les frères Rafik vivent avec leurs familles dans une petite ferme de deux hectares plantée d’agrumes et dont le sol ravagé témoigne des nombreux passages de sangliers qui vivent dans les terres boisées entourant leur exploitation. « Nous vivons constamment entre la crainte des sangliers […] et le harcèlement des autorités », confie Abdelali, l’un des frères.
Et pour cause : sa terre, située dans la zone Al Boustane, fait l’objet de la plus grande convoitise immobilière. Dans une vidéo promotionnelle publiée sur les réseaux sociaux, le projet pharaonique « Rabat ville lumière, capitale de la culture » donne des indications sur la zone géographique dans laquelle il sera implanté. Abdelali est catégorique : les indications données dans la vidéo concordent avec l’endroit où il vit avec les autres membres de sa famille. Il dit vivre « constamment sous la menace d’une éviction forcée ».
Pour mieux cerner la complexité du problème, il convient de rappeler les faits et actes qui remontent au début du siècle dernier.
À qui appartiennent les terres guich Oudaya ?
En 1838, le sultan alaouite Moulay Abderrahmane a octroyé les terres guich situées aux abords de la ville de Rabat à la tribu guich Oudaya en récompense des services militaires qu’ils ont rendus au trône.
À l’époque du protectorat français, l’administration coloniale avait prélevé 8,5 % de la superficie totale des terres guich pour en faire des périmètres de colonisation, en application du 10ème article du Dahir du 27 avril 1919 (cet article a été abrogé après l’indépendance du Maroc, par le Dahir du 6 février 1963). En contrepartie de l’amputation de ces territoires, l’État a concédé la pleine propriété de ces terres aux collectivités qui en avaient, jusqu’alors, qu’un simple droit de jouissance (ATG005).
Situées aux abords de plusieurs villes marocaines impériales, les terres guich disposent d’un statut particulier. Guich Oudaya en fait partie. Si en apparence elles ressemblent aux terres des collectivités ethniques (terres soulaliya), elles sont titrées au nom de la collectivité de guich Oudaya.
Historiquement, les terres guich Oudaya ont été cédées par l’administration du domaine de l’État chérifien le 10 septembre 1946 en vertu d’un acte de cession en application du dahir du 19 janvier 1946, autorisant la concession d’un immeuble domanial de 4 053 hectares (ce dahir a depuis disparu depuis des archives). Selon les termes de cet acte de cession, la collectivité guich Oudaya obtient la propriété d’un terrain qui sera immatriculé plus tard sous la référence 22747/R (ATG003). Ce titre est un morcellement du titre mère 10053/R (ATG004).
Du point de vue légal, la collectivité guich Oudaya dispose d’un droit de propriété définitif et inattaquable garanti par l’immatriculation de ces terres. Cependant, les autorités relevant du ministère de l’Intérieur entendent exercer un droit de tutelle, en se prévalant du dahir du 27 avril 1919 (ATG005) qui organise la tutelle sur les terres collectives. Ce même dahir exclut pourtant de manière claire, dans son article 16, les terres guich du champ d’exercice de la tutelle… Cette lecture tronquée permet aux autorités de déposséder cette communauté de ses terres.
Les terres collectives sous tutelle
Le dahir du 27 avril 1919 marque un tournant dans l’histoire de la gestion foncière des terres collectives. En effet, il organise la tutelle administrative sur les collectivités et réglemente la gestion et l’aliénation des biens collectifs.
Les terres collectives sont propriété des collectivités ethniques qui ont un droit d’usufruit ou de jouissance. Ces terres, bien qu’inaliénables, sont placées sous la tutelle du ministère de l’Intérieur qui exerce son pouvoir tutélaire par le biais de la direction des affaires rurales (DAR), des préfectures ou des provinces.
Ainsi, pour les besoins de réalisation de projets d’utilité publique, le ministère peut procéder à une expropriation forcée de ces terres, moyennant une indemnisation arrêtée entre l’État et le conseil de tutelle regroupant les représentants de la jemaa ou collectivité ethnique.
Toutefois, l’article 16 du dahir du 27 avril 1919 stipule que les dispositions de ce même texte ne sont pas applicables aux terres guich, ni aux domaines forestiers dont les groupements collectifs ont la jouissance. Ce qui n’empêchera pas le ministère de l’Intérieur d’exercer sa tutelle sur les terres guich Oudaya.
En effet, et comme nous avons pu le constater dans de nombreux cas au fil de nos recherches, le ministère de l’Intérieur, par le biais du directeur de la DAR, a procédé au transfert de propriété de plusieurs lots appartenant au titre foncier mère 22747/R au nom de la collectivité Guich Oudaya.
Quelques autres cas d’exercice de tutelle sur les terres guich Oudaya
En 2001, l’ancien ministre de l’Intérieur et actuel président de la Cour des Comptes, Driss Jettou, a procédé à une vente immobilière, par décision du conseil de tutelle datée du 29 septembre 1993, et portant le sceau du ministre de l’Intérieur sous Hassan II Driss Basri, au profit de la municipalité de Témara. Driss Jettou s’était présenté en tant que tuteur sur les terres guich. Pourtant, l’acte notarié datant du 16 octobre 2001 (ATG006) mentionne le dahir du 27 avril 1919 (ATG005) dans la rubrique consacrée à l’identification des parties qui, comme nous l’avons vu plus tôt, stipule que la tutelle ne peut être exercée sur les terres guich (article 16).
Durant cette transaction, une superficie de 50 ha 00 a et 50 ca, morcellement du titre foncier mère 22.747/R (ATG006) portant le numéro 14108/38, propriété dite “Annasr III” a été vendue au prix de 25 dirhams le m2.
Par décision de l’ancien ministre de l’intérieur Driss Basri, une parcelle de terrain appartenant à la collectivité guich Oudaya d’une superficie de 79 070 m2 faisant partie du titre foncier 22747/R a été acquise par la préfecture de Skhirate-Témara (voir procès verbal d’assemblée extraordinaire (ATG007) au prix de 25,00 DH/m2 au profit de la fondation Hassan II pour les oeuvres sociales des agents d’autorité du ministère de l’Intérieur. Ces terrains étaient destinées à « la réalisation d’opérations de lotissements ou de constructions de locaux à usages d’habitation, commercial, professionnel ou administratif » selon un acte notarié (ATG008) en date du 18 août 1999.
Le ministre de l’Intérieur avait enclenché, préalablement à cette vente, le mécanisme de tutelle sur les terres guich Oudaya, après avoir émis une décision de morcellement du titre foncier mère la même année (ATG008).
Le 1er juillet 1997, exerçant sa tutelle une fois de plus sur les terres guich Oudaya, le ministre de l’Intérieur Driss Basri a procédé à la concession d’un terrain de plus de 26 hectares au profit de la société Sodigec 3, filiale du groupe ONA appartenant à la famille royale, pour la construction du centre commercial Marjane. Le montant du loyer annuel a été fixé au prix de 5 000 DH par an et par hectare pour une durée de 18 années reconductible (ATG009).
En 2006, Nour-Eddine Boutayeb, actuel ministre délégué auprès du ministère de l’Intérieur, occupait le poste de directeur de la direction des Affaires rurales relevant du ministère de l’Intérieur. En qualité de délégué du ministre de l’Intérieur de l’époque, Chakib Benmoussa (qui occupe à son tour la présidence de la Commission spéciale pour le nouveau modèle de développement), il avait exercé sa tutelle sur une terre appartenant à la collectivité guich Oudaya d’une superficie de plus de 24 hectares située en plein Hay Ryad à Rabat au profit de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) représentée par son directeur général Mustapha Bakkoury (actuellement président de la région de Casablanca-Settat).
Le prix de vente a été fixé à 25 dh/m2 (ATG010) sur un terrain dont la valeur est comprise, selon le référentiel de prix de la direction générale des impôts, entre 8 400 et 13 000 DH au mètre carré en 2017.
Incompétence du ministère de l’Intérieur sur la tutelle
Une décision du tribunal administratif de Marrakech rendue le 15 décembre 1999 a annulé la compétence du ministère de l’Intérieur en tant qu’organe de tutelle sur les terres guich, conformément à l’article 16 du Dahir du 27 avril 1919 qui exclut les terres guich de la tutelle du ministère de l’Intérieur. Le tribunal a tranché en faveur d’une membre des guich Fnida Ait Ayyad contre le ministère de l’Intérieur représenté par la direction des affaires rurales (ATG011).
En 1979 déjà, la chambre administrative au sein de la Cour de cassation dans le dossier administratif n°451913 avait décidé l’incompétence du ministère de l’Intérieur en tant qu’organisme de tutelle sur les terres guich (ATG012).
Indemnisation des ayant-droits ou prédation foncière ?
Après plusieurs morcellements du titre foncier 22747/R, et au terme d’une réunion, tenue le 25 novembre 2012, de l’assemblée coutumière de la collectivité guich Oudaya (dont la représentativité est contestée par de nombreux ayant-droits), il a été décidé une proposition fixant une indemnité de 650 dirhams par mètre carré sur les terres guich Oudaya (ATG013).
Abdelali Rafik, membre de la collectivité guich Oudaya, a été témoin de plusieurs tentatives des autorités de négocier son éviction en contrepartie de cette somme au mètre carré.
Toutefois, au fil de nos recherches, nous avons pu constater que des agents du ministère de l’Intérieur, relevant notamment de la direction des Affaires rurales (qui prétend exercer la tutelle au nom du ministère de l’Intérieur) mais également des fonctionnaires de la Wilaya de Rabat, ont pu obtenir des lots de terrains situés sur les terres appartenant à la collectivité des guich Oudaya, d’une superficie allant de 225 à 306 m2 situés à Témara, sans que nous ayions pu déterminer si ces terrains ont été obtenus à titre gracieux ou à des prix préférentiels (ATG014).
La titrisation permet-elle de garantir le droit à la propriété privée collective ?
Les cas que nous avons évoqués précédemment sont loin d’être exhaustifs. Malgré l’existence de textes juridiques clairs sur la question de la tutelle sur les terres collectives et l’exception qui touche les terres guich, les autorités marocaines cherchent à requalifier le statut des terres guich en terre collective, afin de permettre l’exercice de la tutelle par le ministère de l’Intérieur.
Dans d’autres cas, d’influents lobbies étrangers de promotion immobilière n’hésitent pas à s’emparer des terres immatriculées au nom de la collectivité guich Oudaya, dans un mépris flagrant des décisions de justice.
Les terres guich Oudaya, ainsi confisquées, servent dans de nombreux cas à l’implantation de projets immobiliers privés à vocation commerciale.
Des cadres et fonctionnaires de l’État font partie, comme on a pu le constater, des bénéficiaires de l’assiette foncière morcelée de guich Oudaya. D’ailleurs, un récent scandale datant de 2016, connu sous le nom des « terres des serviteurs de l’État » a montré l’ampleur de la prédation politique sur les terres. Des personnalités politiques influentes, dont les ministres de l’Intérieur et des Finances, des conseillers du roi, etc. se sont vus attribuer des parcelles de terrains au prix de 350 DH/m2 au lieu d’une valeur réelle de 25 000 dh (source : lakome2).
Quelques jours après ce scandale, la plateforme en ligne du service de la Conservation foncière a été désactivée, avant d’être réactivée quelques mois plus tard avec des restrictions d’accès aux registres. En effet, que ce soit en ligne ou physiquement, les informations sur les titres fonciers ne peuvent être communiquées qu’aux personnes habilitées par la loi, ou aux propriétaires ou mandataires desdits titres.
Cette mesure qui consacre l’opacité au détriment de la transparence restreint de manière inquiétante la liberté d’accès à l’information, et menace a fortiori le droit à la propriété individuelle ou collective sur les terres.
Témoin de la déconfiture de la terre de ces aïeux, la septantaine entamée, Bouazza suit avec beaucoup d’inquiétude la transformation que cette prédation politico-foncière engendre : « Tous ces nouveaux projets à Hay Riad sont destinés aux personnes fortunées. Quant à nous, les gens modestes, nous sommes mis au ban. Vous pouvez le voir par vous-même, il n’y a pas de créations de nouvelles écoles ou hôpitaux publics sur ces terres. »